
Anémone – Chapitre 3
Je suis rentrée de l’hôpital, il y a neuf jours. Heureusement qu’on n’avait pas commencé à aménager la chambre du bébé, ça m’aurait effondrée. J’ai fait une fausse couche spontanée avant d’avoir eu l’occasion d’annoncer à mes proches que je portais la vie en moi.
J’ai perdu mon bébé avant de l’avoir senti bouger en moi. J’ai échoué dans mon rôle de mère : je n’ai pas pu garder mon enfant, je n’ai pas su maintenir sa vie.
Lary me dit d’éviter ces pensées, je ne suis ni auteure, ni propriétaire de la vie.
Il en a, des paroles de sagesse en réserve. Il les sort pour taire mes larmes mais la sagesse ne me guérira pas. Elle n’effacera pas cette perte, cette 1ère tentative échouée.
J’évite de croiser ma voisine, je me sens tellement moins femme qu’elle. Elle a deux enfants en bonne santé, qu’ai-je moi ?
J’évite de regarder mon ventre. Lui donner des coups ce n’est pas l’envie qui me manque.
«Mon utérus n’était peut-être pas encore tout à fait prêt à garder la vie.» C’est l’unique hypothèse qu’a retenu Docteur Assezo pour expliquer ma fausse couche. Il m’a conseillé d’attendre encore un peu avant de retenter l’expérience. Je ne dois pas paniquer, la prochaine fois se passera mieux, mon utérus sera habitué. M’a-t-il dit avec le sourire.
Pfft ! Attendre, je ne fais que ça…
Je me sens tellement vide ! Je me sentirais inutile sur cette terre s’il n’y avait pas mes bouts de chou de la petite section. Ils sont mon bol d’air frais, je leur donne tout mon amour de femme destinée à être mère. Comment ferai-je quand l’année scolaire prendra fin dans deux semaines ?
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J’aurais entamé mon sixième mois si la Providence m’avait laissé le choix de donner la vie. Lary aimerait bien qu’on retente l’expérience mais je sais qu’avoir un enfant ne motive pas son désir. Il aimerait qu’on retrouve notre intimité, l’extase ; il ne veut que ça.
Je n’ai pas envie de recommencer, je veux juste continuer, reprendre là où l’on m’a stoppée dans mon élan.
Je lutte contre la tristesse, m’évade comme je peux à travers la lecture et les visites familiales mais mon abîme m’engloutit lorsque je vois ma belle-mère être aussi attentionnée envers son unique petit-fils et dire qu’elle n’a que lui. J’ai l’impression qu’elle fait exprès.
J’ai profité des vacances scolaires pour aller passer du temps à Vavoua, là où ma mère passe ses vieux jours. Elle m’a sermonnée lorsque je lui ai dit que je n’ai plus goût à la vie depuis que j’ai perdu mon bébé. Elle m’a dit : « Une femme ne courbe pas l’échine à la première épreuve. »
Elle a constamment les yeux sur moi, veille à ce que je ne pleure pas. Elle m’a gavée de médicaments traditionnels, ils renforceront mon utérus, m’a-t-elle dit.
Ce séjour d’un mois loin d’Abidjan m’a fait du bien. Je rentre revigorée, prête à être mère à nouveau.
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J’essaie d’être mère mais pas comme la première fois. Je n’impose aucun régime, mode de vie à Lary. Je n’ai pas envie de forcer les choses pour que la Providence me les reprenne à la fin. Je laisse mon corps se reposer, aller à son rythme. Je serai enceinte quand il sera prêt à accueillir une grossesse. Lary est heureux de mon nouvel état d’esprit.
Une nouvelle année scolaire a débuté et j’ai encore la classe de petite section ; la directrice de l’établissement trouve que j’excelle avec eux.
Mackenzie me manque énormément, sa mère l’a inscrite dans une autre école. Je me fais beaucoup de souci pour cette petite fille, j’ignore pourquoi.
Je suis plus que surprise de trouver Lary devant l’école à la fin de la journée. Il n’y est pas venu depuis deux ans ! Nous rentrons en taxi chez nous. Après un bain langoureux, nous sortons bras dessus dessous.
Je suis émue lorsque nous franchissons le seuil du restaurant du Sofitel Ivoire. Nous n’avons pas eu une telle sortie depuis si longtemps. Il me tire la chaise pour que je puisse m’asseoir, me couve du regard durant tout le dîner. Je saisis encore plus la chance que j’ai d’avoir un homme aussi aimant à mes côtés.
– Je t’aime. Lui dis-je dans un souffle
– J’ai compris ce que c’est qu’aimer avec toi ma Janyce. me dit-il en me prenant la main
– Nous sommes un si joli couple
Et on formera une si jolie famille. Complété-je en mon for intérieur. Le violent désir d’avoir une famille revient lentement à la surface, j’essaie de le canaliser.
– Janyce, tu as entendu ce que j’ai dit ?
– Désolée, mon amour. Je me demandais comment te remercier pour cette belle soirée.
Il sourit, je mets mon doigt dans le creux de sa fossette gauche. Notre enfant l’aura-t-il ? Le visage d’un enfant passe dans mon esprit lorsqu’il m’interpelle encore une fois :
– Ça te dit qu’on passe le week-end prochain à Yamoussoukro ? Je ne travaille pas, on pourrait en profiter pour changer d’air.
Son implication dans notre vie de couple me touche énormément. Je sais qu’il aura la même attitude pour notre vie de famille et je me réjouis d’avance.
J’ai droit à un massage relaxant lorsque nous rentrons à la maison. Mon mari est un trésor et je ne l’échangerai pour rien au monde.
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Je souris en lissant les plis de ma robe. Lary a insisté pour que je la porte aujourd’hui. Je ne l’ai jamais vu autant amoureux.
La pause de 10 heures vient de commencer, je peux en profiter pour l’appeler. A l’écart des enfants, j’adresse des mots d’amour à mon compagnon de vie.
Abdallah me propose une part de son gâteau à l’ananas. Il a l’air trop appétissant pour que me vienne à l’esprit l’idée de refuser. Je le remercie, engloutis le morceau. Qu’est-ce qu’il est bon ! Je ne dirai pas non à un autre morceau mais comment le demander à Abdallah ? Je n’ai jamais demandé le goûter de l’un de mes petits.
Nous retournons à nos activités d’éveil. Je montre à Matthieu comment colorier en restant dans le cercle lorsque je suis prise d’une nausée. Je vide mon estomac (et peut-être plus) dans les toilettes.
J’accueille la fin de la journée avec enthousiasme. Je ne me sens pas bien, j’ai eu le tournis tout l’après-midi. J’avale des médicaments traditionnels contre le paludisme dès que je rentre.
Je ne me porte pas mieux les jours suivants. Lary m’a demandé d’aller voir un médecin mais je refuse d’y aller. J’ignore pourquoi mais j’ai peur d’y aller. Je traite mon mal à la cause inconnue avec les médicaments que ma mère m’a remis.
Un fait m’alerte quelques jours plus tard : j’ai une absence de menstruations depuis le mois dernier.
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Je cours aux toilettes avant que mon mari ne se réveille. Je dois vérifier si je suis enceinte. Mon cœur n’a jamais autant battu la chamade. Et si…
Je ferme les yeux, inspire un grand coup avant de regarder le test de grossesse. Je manque de m’évanouir, les deux barres sont là.
Je glisse le long de la porte d’entrée. Je suis enceinte pour la deuxième fois de ma vie. Je porte instinctivement la main à mon ventre, le caresse. Je vais avoir un bébé.
Je vais discrètement voir mon gynécologue le lendemain. Je saute à son cou lorsqu’il me confirme ce que je sais déjà. Je pleure comme une madeleine quand il m’annonce que j’attends des jumeaux ! Oh ! Dieu n’a pas pris plaisir à mes larmes de souffrance. Voyez, ma récompense !
Lary est surpris par le dîner aux chandelles que j’ai organisé pour nous. A sa question « Que fête-t-on ce soir ? » je réponds en lui offrant un paquet cadeau. Il sourit quand il voit le test de grossesse, lit la carte de compliments que je lui ai confectionnée. Il a des larmes dans la voix lorsqu’il découvre l’échographie.
– Je n’arrive pas à y croire.
– …
– On va avoir des jumeaux. poursuit-il
– N’est-ce pas merveilleux ? complété-je un large sourire aux lèvres. Dieu a entendu mes prières. Il est fidèle, Lary. Il remplace doublement ce qu’on perd. On devrait faire une offrande d’actions de grâces à l’église.
– Deux enfants d’un coup, ça veut dire deux fois de plus de couche, une double scolarité à payer, un…
– Pardon ? l’interromps-je d’une voix tonnante. Je vais te donner deux enfants et tu penses immédiatement à tes finances ?! Quel genre d’hommes es-tu ?
– Désolé, j’ai pensé tout haut. Ce n’est pas ce que je voulais dire. réplique-t-il embêté.
– J’aurais dû garder la nouvelle pour moi. Conclus-je. Et ne t’en fais pas pour les charges, je vais faire mon possible pour que mes enfants ne manquent de rien. Celui qui m’a fait la grâce de les avoir pourvoira à leurs besoins.
– Janyce, écoute. Je ne nie pas que j’ai pris en considération toutes les dépenses en double qu’on aura à faire mais je suis content d’être le père de jumeaux.
Il me prend dans ses bras.
– Je ne ferai plus allusion aux finances, je vais profiter du bonheur d’être père. Pardonne-moi ma chérie. conclut-il en me caressant légèrement la joue
Je l’embrasse légèrement. L’excès de joie dans mon cœur ne laisse aucune place à la rancune. Je laisse les valises de sentiments négatifs sur le quai de la gare avant de monter dans le train de ma vie de mère.
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Ma belle-mère a voulu me mettre au dos lorsqu’on lui a annoncé que j’attends des jumeaux. Elle est si heureuse ! Elle est à mes petits soins, passe régulièrement me faire de bons plats.
Je suis chouchoutée par ma belle-famille et mon mari et j’en profite. Docteur Assezo suit ma grossesse gémellaire avec attention ; je fais le plein de vitamines, me repose au maximum.
J’entame la nouvelle année avec soulagement et confiance. Je suis à 16 semaines de grossesse, ma 1ère grossesse n’a pas dépassé ce cap. Chaque jour, j’adresse des prières de reconnaissance et de demande de protection à DIEU ; mon miracle ira jusqu’au bout.
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J’ai ma deuxième échographie aujourd’hui. Je suis toute excitée, je connaîtrai le sexe de mes bébés. Un large sourire se dessine sur mes lèvres lorsque je les vois à l’écran, j’ai hâte de les avoir dans mes bras, de les câliner. Leurs sexes apparaissent bien à l’écran, j’attends des garçons ! Lary sera aux anges.
Je pleure comme une fontaine quand je les sens bouger pour la première fois. Mes enfants sont en vie et en bonne santé.
Je m’empresse d’acheter à la fin de ma consultation un livre de naissance pour jumeaux avec des illustrations craquantes et des graphismes tendances. Un espace est dédié à chaque bébé, des pages spécifiques retracent leur caractère, évolution et goûts. J’ai hâte d’inscrire leurs premiers mots, premières bêtises. En attendant, je colle mes échographies.
Je retourne à l’école l’après-midi. Les enfants sont très intrigués par la forme de mon ventre, ils m’ont tous demandé ce qu’il y avait à l’intérieur pour qu’il soit aussi gros. J’ai remarqué que les filles le touchaient plus que les garçons, c’est sûrement l’appel du mâle.
Je rentre exténuée du boulot, heureusement que je n’ai pas à cuisiner et faire le ménage. Yasmine, notre aide-ménagère s’occupe de ces tâches. Je dors au moment où Lary rentre du boulot. Ses doux câlins me sortent du rêve magnifique que je faisais.
– Bonsoir ma reine.
– Je suis toujours ta reine avec ce masque de grossesse et mes kilos en plus ?
– Tu le seras toujours même avec le crâne rasé. Alors vous êtes des princes ou des princesses ? s’enquiert-il en embrassant mon ventre.
Il exulte de joie lorsque je réponds. Il pense immédiatement à leurs prénoms.
– Raphaël et Gabriel, c’est parfait.
– J’aime bien mais ce serait bien qu’on leur donne deux prénoms, non ?
– Ça ne me dérange pas. répond-il entre deux baisers.
– Leurs prénoms pourraient commencer par les initiales de nos prénoms. Le premier aura un prénom qui commence par L et le deuxième par J.
– Léo Raphaël et Jules Gabriel. Comment tu trouves ?
– Ce n’est pas mal. J’espère qu’ils prendront tout de toi : ton teint clair, ton nez, tes petites lèvres. Tu es tellement beau, mon Lary.
– Et tu es également belle, mon étoile. Je suis tellement fier d’avoir une femme au teint d’ébène avec des lèvres pulpeuses et des formes généreuses. J’aime tout de toi.
Nos lèvres se perdent dans le labyrinthe des baisers fougueux. Je me donne sans retenue à l’homme qui fera de moi une mère.
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J’entame ma 25 ème semaine de grossesse et je suis déjà à bout. Mes pieds sont enflés, j’ai constamment des crampes et la lombalgie.
Ma belle-mère passe la matinée avec moi. L’après-midi, je le passe avec ma cousine Beryl. C’est mon unique amie et confidente. Elle ne vit malheureusement plus en Côte d’Ivoire mais en Afrique du Sud avec sa petite famille. Elle a bien envie de rentrer au pays mais son mari ne veut quitter le sien que pour les Etats-Unis.
Nous conversons à bâtons rompus durant des heures. Je l’accompagne prendre un taxi en début de soirée. Je rejoins la maison lorsqu’une dame m’interpelle. D’un air inquiet, elle m’annonce que ma robe est tâchée. De quoi ?
Je me mords la lèvre quand elle me dit ma robe d’un vert pâle est toute rouge. J’ignore comment je fais pour arriver à la maison. Yasmine m’accompagne à l’hôpital. Je prie durant tout le trajet, je ne veux pas penser au pire.
Docteur Assezo me prend rapidement en charge. Il me fait une échographie afin de savoir d’où provient le saignement. Je m’alarme lorsqu’il me dit qu’on doit me faire une césarienne pour faire sortir les bébés. C’est trop tôt mais ils ne sont plus en sécurité dans mon ventre. Le visage baigné de larmes, je lui demande d’appeler mon mari. Je veux qu’il soit à mes côtés.
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Je suis au jardin botanique de Bingerville avec Gabriel, Raphaël et leur papa. Raphaël est suspendu à mon cou, Gabriel à celui de son père. Ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau. A leur naissance, je n’arrivais pas à les distinguer.
Je fais descendre Raphaël un instant pour qu’il joue un instant. Il se met à courir, ne voit pas le trou béant devant lui. Je pousse un cri, ouvre mes yeux.
Lary me presse la main, caresse ma joue. Il n’a pas l’air bien, je pose immédiatement ma main sur mon ventre.
– Où sont les bébés ? demandé-je d’une petite voix
– Janyce, tu ne pourras pas les voir aujourd’hui.
– Pourquoi ? Ils sont dans une couveuse ? L’interrogé-je en essayant de me redresser.
– ….
– Ils sont dans une couveuse ? répété-je
– Janyce, ils nous ont quittés. m’annonce-t-il en serrant les dents. Ils n’ont pas survécu. Le docteur n’arrive pas à expliquer leur mort prématurée.
– Je ne comprends pas ce que tu dis. Où sont mes bébés ?
– Je suis tellement désolé, Janyce. J’aurais tout donné pour que cela n’arrive pas mais…
– Tais-toi !
Je crie comme une forcenée pour ne plus l’entendre. Lary appelle le docteur, ils veulent m’administrer je ne sais quoi. Je m’y oppose, je ne veux que mes enfants à l’intérieur de moi. Mes enfants allaient bien, c’est le médecin qui a voulu les séparer de moi.
Je leur ordonne d’aller chercher mes enfants. J’en ai déjà perdu un, je ne veux pas en perdre deux de plus. Je ne le supporterai pas.
© Grâce Minlibé